Les vidéos youtube « d’expériences sociales » : pourquoi il ne faut pas les prendre au sérieux par l’exemple. – ou de l’importance du protocole expérimental

Je suis tombé sur cette vidéo d’expérimentation sociale, tournée quasiment toujours sur un campus américain par un petit groupe de jeunes en caméra cachée. Elles font fureur sur les réseaux sociaux car elles semblent nous apporter des réponses claires, efficaces, tranchées à des questions des domaines des interactions sociales qui sont par nature très complexes.

En 4 minutes et 1 expérience de terrain filmée en caméra cachée, le but de ces vidéos est toujours à peu près le même : montrer un résultat simple, flagrant, afin de démontrer une idée sous-jacente plus difficile à appréhender. C’est le propre de la vulgarisation scientifique peut-on dire. Ainsi, de chaîne youtube en chaîne youtube, on pourra découvrir :

  • comment le racisme de couleur de peau semble ancré en chacun de nous (c’est l’objet de la vidéo ci-dessous).
  • qu’il est possible d’emballer n’importe quelle jolie fille en moins de 30s en usant de la bonne technique de manipulation.
  • comment on préfère sauver un chien plutôt qu’un bébé enfermé dans une voiture en plein soleil.
  • comment on préfère aider à se relever quelqu’un de bien habillé plutôt que quelqu’un ayant l’apparence d’un sdf.
  • qu’il y a des gens qui en voyant quelqu’un faire tomber son téléphone dans la rue, lui redonnent, et qu’il y en a d’autres qui le gardent pour eux.
  • quand ça n’est pas carrément un fake, avec de acteurs.

Toutes ces vidéos ont à peu près le même format : une situation d’interaction sociale mettant en scène deux personnes. La première, l’expérimentateur qui est un acteur, et la seconde, le cobaye pris parmi les passants. On fait parfois varier un paramètre dans l’expérience. Toujours deux types distincts de réactions de la part du cobaye : la « mauvaise », et la « bonne », pour lesquelles il est tenu un décompte faisant office de statistique.

Penchons nous un peu plus sur la vidéo initiale. L’interaction sociale : un homme les yeux bandés se tient debout dans une rue piétonne avec un panneau en carton sur ses pieds « Je vous fais confiance. Me faites-vous confiance ?« . Il se tient les bras légèrement ouverts et accueillants pour faire comprendre aux gens que le but est de venir faire une petite embrassade à un inconnu. Paramètre qui varie selon l’intention de l’auteur : la couleur de peau de l’acteur. Bonne réaction : le passant réalise l’embrassade. Mauvaise réaction : le passant ne réalise pas de câlin (free hug!).

Résultat de la vidéo : en environ 5 min, la caméra cachée enregistre une bonne dizaine de passants qui ont spontanément fait l’accolade. Alors que lors de l’expérience avec l’homme noir de peau, en 6 min, pas un seul ne s’est approché ! Les gens seraient-ils donc tous des racistes sans l’avouer ? Demandez à quelqu’un s’il est raciste ou non, il y a de grandes chances qu’il vous réponde non ! Or ici, la vidéo montre que dès que la personne est noire, plus personne ne veut l’embrasser : tout le monde serait donc en fin de compte assez raciste.

Qu’est-ce qui ne va pas avec tout ça ?

Réponse courte : ÉNORMÉMENT de choses !
Réponse longue : allons-y.

1. Le protocole expérimental n’est pas bon car pas constant.

Pour qu’une expérience soit valide, il faut que le paramètre qu’on étudie soit le seul qui varie, sinon, on ne saura pas à quoi attribuer un éventuel changement observé !

La position du carton

La première personne le place sur le bout de ses chaussures, de façon à ce que le passant puisse se tenir confortablement, s’il en a envie, bien en face de lui pour l’embrasser. Or, le deuxième expérimentateur a placé son carton d’une toute autre façon : devant ses pieds, en le pliant pour qu’il tienne debout tout seul. Résultat ? Personne ne peut venir se tenir devant lui, vu qu’il y a un carton à la place ! Bien sûr, il serait quand même possible pour un passant motivé (et pas raciste !) de faire l’embrassade, en l’enjambant un peu, ou bien en approchant l’homme par un côté, ou en se penchant un peu plus. Mais on le voit bien, le faire demanderait au passant un effort, une motivation supplémentaire. Ce ne serait donc plus la même chose qu’on mesurerait. Déjà qu’il fallait comprendre la relation entre la phrase écrite et l’action que l’on était censé faire en retour, avec le deuxième homme, on est complètement perdu. Remarque : la vidéo étant tournée aux USA, la culture est différente et l’embrassade qui est pratiquée ici n’a pas tout à fait la même valeur, signification qu’en France.

Position dans l’espace public

Le premier homme est au début au beau milieu de la rue : les gens doivent même le contourner tellement on ne peu pas le louper. Puis quelqu’un lui fait remarquer qu’il est carrément gênant et il fini la vidéo sur le bord, devant le fleuriste. Remarquons qu’il est au centre de l’espace du fleuriste, encadré symétriquement de part et d’autre par les stands de fleurs bien installé sous les parasol déployés. Le second homme se place à la même distance de l’axe central de la rue, mais quelques mètres plus loin. En bordure du stand du fleuriste, à un endroit un peu moins central, là où le parasol est fermé. Un espace vide à sa gauche élargi la rue : il n’est plus tout à fait dans un « couloir » comme le premier homme. Que penser de ces différences de placement ? On ne peut pas dire. On ne peut savoir si celles-ci auront eu une influence sur les free hugs donnés. Le seul moyen de le dire, ce serait de refaire l’expérience une fois à chaque endroit précisément. Ce point peut paraître un détail minime, mais on sait depuis des dizaines d’années maintenant, par les études faites par les publicitaires entre autres, que l’environnement immédiat conditionne beaucoup de nos petites décisions. Par exemple, la couleurs des murs d’un magasin, la musique diffusée ou non, la position d’un article dans les rayonnages sont autant de facteurs qui agissent directement sur nos décisions d’achat !

Habillement différent

Pour les mêmes raisons, il aurait fallu que les deux hommes soient habillés de la même manière. Pas forcément avec strictement les mêmes habits, mais au moins les mêmes tonalités, les mêmes types d’habits (T-shirt/bermuda vs survet’ de sport fluo/pantalon noir). On pourrait tout à fait utiliser cette vidéo pour prouver que les gens détestent tous le combo jaune fluo/pantalon noir/chaussures de rando ! Et en plus, le second a un sac-à-dos sur son dos.

2. L’expérience n’est pas exploitable pour prouver un quelconque résultat

En fait, c’est même pas une « expérience », car en plus de n’être pas du tout rigoureuse et honnête dans la mise en œuvre, elle ne peut faire l’objet d’aucune conclusion du fait de sa forme.

Pas d’essais avec d’autres couples peau blanche/peau noire

Il y a des charismes, des attitudes corporelles, des carrures qui donnent plus ou moins envie d’une accolade. Pour être significative, l’expérience aurait dû être réalisée avec plusieurs hommes blancs différents et plusieurs hommes noirs différents, issus chacun d’un échantillon représentatif, pour enlever les incertitudes sur les personnes elles mêmes.

Durée totale de 6min pas du tout significative

5 ou 6 minutes, c’est extrêmement court, pour l’un ou pour l’autre.
Et si le premier homme avait bénéficié de la sortie d’une salle de ciné tout proche, venant de projeter un bon film bisounours où tous les spectateurs en seraient ressortis apaisés, heureux et pleins d’amour pour leur prochain ?

Pas de comptage du débit des passants

Techniquement, il aurait fallu compter la proportion de gens qui se motivent à aller faire le câlin, par rapport au nombre de gens qui passent, donc tenir deux compteurs, et rapporter cela au temps écoulé. Or ici, aucun compteur de personnes, juste la montre. On s’en tient donc au pifomètre pour le nombre de personnes non racistes qui font des câlins. Et d’ailleurs, dans tous ces gens qui passent, combien réellement ont vu, se sont rendu compte de la présence du type ? on ne sait pas ! Compter dans le lot des racistes les personnes qui ne les ont même pas vu serait pour le moins malhonnête.

Pas de possibilité de vérifier si il y a eu trucage ou si un événement extérieur a joué

On ne peut entendre ou voir si quelqu’un dans la rue incitait ou non les passants à faire le câlin. Ou bien si les acteurs chuchotaient ou non quelque chose. Ou bien si toute la rue n’était composée que d’acteurs.
Une étude sociologique sérieuse, faite par exemple par des chercheurs universitaires, se prévaut en principe de toute possibilité de trucage. L’expérience est dans ce cas dite « vérifiable par les pairs », c’est-à-dire que le protocole expérimental est assez précis pour avoir éliminé tous les défauts que nous venons de lister, pour que la même étude puisse être faite par un autre groupe d’expérimentateurs (les « pairs », les collègues ou tout autre personne) dans les mêmes conditions. Si l’expérience est refaite par d’autres et qu’ils trouvent des résultats similaires, et que la communauté sait qu’elle peut avoir confiance en le deuxième groupe de chercheurs, alors on pourra conclure que le premier groupe n’a pas truqué son travail.


Ça y est ! Ça en fait des choses à dire pour une vidéo si anodine. (vue 410 000 fois quand même)

Attention, je ne dis pas que les auteurs de ce genre de vidéos ont de mauvaises intentions ou sont malhonnêtes, et que les choses qu’ils dénoncent n’en valent pas la peine. Pas du tout. Mais on ne peut que prendre ces vidéos pour ce qu’elles sont : des caméra-cachées amateurs dédiées à faire des clics sur les réseaux sociaux. On ne peut pas les utiliser pour appuyer un quelconque propos visant à démontrer telle ou telle vérité.

En bonus : même un couple noir, à 4min22 (si si, regardez bien, avec la poussette), est raciste envers les noirs car il ne s’arrête pas faire le câlin.

7 commentaires sur “Les vidéos youtube « d’expériences sociales » : pourquoi il ne faut pas les prendre au sérieux par l’exemple. – ou de l’importance du protocole expérimental

      • « fake » je n’ai pas réussi a trouver si l’homme piégé était un acteur ou non. Ceux qui ont réalisé l’œuvre de post it sont aussi une chaine youtube « channel boom » brésilienne, qui fait des farces et caméras cachées.
        https://www.youtube.com/user/Boomoficial/videos
        Il est plus logique de penser que c’est un acteur, étant donné que le groupe ne peut pas savoir combien de temps le gars est parti et si ça va suffir pour avoir le temps de couvrir la voiture. Faudrai comprendre le portugais, la réponse est sûrement dite ici :

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    • D’une manière générale, ces vidéos « retour de karma » ne montrent qu’une chose, une riposte puis la réaction de l’humilié. Je trouve que ça n’invite pas à la réflexion le spectateur car rien n’est fait pour ouvrir la pensée : pas de droit de réponse pour le piégé, pas de droit de cité pour ceux que ça ne ferait pas rigoler. On est sommé de rigoler vu qu’il n’y a que ça à se mettre sous la dent, puis de passer à une vidéo suivante à consommer.
      Du coup, la partager participe encore à la réduction de la pensée sur les réseaux sociaux (je suis partisan de ceux qui pensent que c’est le langage qui fait la pensée, et non l’inverse, et donc suis totalement contre le twitter à 140 caractères)
      Tout est toujours plus compliqué que « ce mec s’est garé là donc c’est un gros con ». Mais il est vrai que le plus rationnel est de ne pas se garer si la place handicapé existe. Quoique il y a 20 ans les mentalités étaient tout autres et on ne s’en préoccupait quasiment pas !

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    • sur ce coup là, c’est même plus une expérience, c’est du militantisme pour la promotion de l’allaitement en public, entre autre à cause du mec à la fin qui mène le débat avec le passant. Tout comme au milieu du siècle il y avait des provocateurs/trices pour le port de la jupe courte. Il y a sûrement quantité d’autres pays où les réactions seraient exactement opposées.
      En fait, on croit que les 2 situations sont proches dans leur apparence (un sein à moitié à l’air), mais très différentes dans leurs racines, leurs sous entendus etc.
      C’est un problème culturel qu’ils illustrent, et cet aspect est tellement « surtout » culturel qu’il n’y a pas grand chose à montrer, à étudier. Le paradoxe soulevé est bien sûr absurde, mais je suis sûr qu’on peu trouver quantité d’autres choses absurdes en sociologie.

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